samedi 27 février 2016

La grande foi des Indiens d'Amérique

Lorsque les premiers blancs ont mis les pieds sur le sol de l'Amérique, ils se sont emparés des terres au nom de leur roi, malgré le fait que ce territoire était habité par des peuples qui furent désignés sous le nom de peaux-rouges. Les blancs ne considéraient pas les peaux-rouges comme des êtres humains. Pour eux, ces êtres étaient des bêtes à visage humain. Ils ne pouvaient pas avoir d'âme, puisqu'ils étaient des barbares, des païens, des bêtes sauvages. Cette perception justifiait les massacres auxquels ils se sont livrés. Non seulement les blancs ont massacré les peaux-rouges, mais ils ont également massacré les bisons qui leur servaient de nourriture. Des trente millions de bisons qui parcouraient les vastes plaines de l'ouest américain avant l'arrivée de l'homme blanc, il ne resta plus que quelques milliers de bêtes.

Il est étonnant de voir avec quelle facilité l'orgueil, l'avidité et la cruauté peuvent conduire aux pires excès. Pourtant, ce sont des chrétiens qui ont commis ces atrocités. Quand les blancs ont soumis les noirs d'Afrique à l'esclavage, ils ont prétendu que ces êtres n'étaient pas des humains, mais des bêtes à visage humain. Ils pouvaient s'en emparer par la force, les soumettre à l'esclavage et les traiter comme des animaux. Quand les allemands nazis ont décidé d'éliminer les juifs, ils ont prétendu que les juifs n'étaient des êtres humains, mais des bêtes à visage humain (Heinrich Himmler, chef de la Gestapo). Quand le président américain George Bush a décidé d'attaquer l'Irak, il a prétendu que Saddam Hussein était un monstre assoiffé de sang, que ce pays possédait des armes de destruction massive; que l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord étaient l'axe du mal. L'Amérique et ses alliés faisaient partie de l'axe du bien. En somme, selon Bush, c'était la guerre du bien contre le mal. Cela justifiait les pires massacres.

Est-ce que les Indiens d'Amérique étaient des païens, du seul fait qu'ils n'étaient pas de religion catholique, qu'ils ne lisaient pas la bible et qu'ils ne suivaient pas les instructions de l'église de Rome? Ils n'étaient pas religieux, certes, mais ils étaient croyants. Beaucoup plus que les blancs qui les ont traités de païens et les ont massacrés. L'Indien ne consacrait pas une seule journée de la semaine à l'adoration de son Dieu; chaque jour lui était consacré. Il voyait le Grand Esprit dans tout : dans le soleil, la lune, les étoiles, les animaux, les plantes, etc. Il vénérait la terre qu'il appelait la Terre-Mère. Il vénérait l'animal qui le nourrissait. Il croyait à l'immortalité de l'âme et vénérait ses ancêtres. L'endroit où il enterrait ses morts était sacré. Le chef était choisi par les mères parmi ceux qui démontraient la plus grande sagesse.

Voici quelques citations de grands chefs indiens :

« L'homme blanc doit traiter les bêtes de cette terre comme ses frères. Je suis un indigène et je ne connais pas d'autre façon d'agir. J'ai vu sur les plaines des milliers de bisons laissés à pourrir par l'homme blanc qui les avait tués d'un train en marche. Qu'est-ce que l'homme sans les bêtes? Si toutes les bêtes disparaissaient, les hommes mourraient d'une grande solitude d'esprit, car tout ce qui arrive à la bête arrive aussi à l'homme. Toutes les choses sont liées. Tout ce qui survient à la terre survient aux fils de la terre. Il y a une chose que nous savons et que l'homme blanc découvrira un jour : Notre Dieu est le même Dieu que le vôtre. Vous pouvez penser que vous le possédez, comme vous désirez posséder notre terre, mais vous ne le pouvez. La terre est le corps de l'homme. Et sa compassion est la même à l'égard de l'homme rouge qu'à l'égard de l'homme blanc. Cette terre nous est précieuse. Et mépriser la terre, c'est mépriser son Créateur ». Chef Seattle, de la tribu Duwamish « Nous étions un peuple sans loi, mais nous étions en bons termes avec le Grand Esprit, le Créateur et le Maître de toutes choses. Vous, les blancs, vous nous preniez pour des sauvages. Vous ne compreniez pas nos prières et vous n'essayiez pas de comprendre. Quand nous chantions nos louanges au soleil, à la lune ou au vent, vous disiez que nous adorions des idoles. Sans comprendre, vous nous condamniez comme des âmes perdues, simplement parce que notre forme d'adoration différait de la vôtre. Nous voyions l'oeuvre du Grand Esprit dans tout : soleil, lune, arbres, vent et montagnes. Parfois, nous l'approchions à travers ces choses. Était-ce mauvais? Je pense que nous avions une vraie foi dans l'Être Suprême; une foi plus grande que la plupart des blancs qui nous ont appelés : païens. Les indiens qui vivent près de la nature, ne vivent pas dans les ténèbres ».
Tantaga Mani, de la tribu Stoney

« Frère, vous dites que vous êtes envoyé pour nous enseigner comment adorer le Grand Esprit d'une façon qui lui plaise et que si nous n'embrassons pas cette religion que vous, les blancs, vous enseignez, nous serons désormais perdus. Vous dites que vous avez raison. Comment savons-nous que cela est vrai? Nous savons que votre religion est écrite dans un livre. Si elle était faite pour nous, pourquoi le Grand Esprit ne nous a-t-il pas donné..et pas seulement à nous mais à nos ancêtres, la connaissance de ce livre, avec les moyens de le comprendre correctement? Nous savons seulement ce que vous en dites. Comment saurons-nous ce qu'il faut croire, ayant été si souvent trompés par l'homme blanc? Frère, vous dites qu'il n'y a qu'une façon d'adorer et de servir le Grand Esprit. S'il n'y a qu'une seule religion, pourquoi le monde blanc s'entend-il si peu à son sujet? Pourquoi n'êtes-vous pas tous d'un commun accord, puisque vous pouvez tous lire ce livre? Frère, nous ne comprenons pas ces choses. On nous dit que votre religion a été donnée à vos ancêtres; qu'elle fut transmise de père en fils. Nous aussi, nous avons une religion qui fut donnée à nos aïeux et transmise à leurs enfants. Notre religion nous enseigne à être reconnaissants pour tous les bienfaits que nous recevons, à nous aimer et à être unis. Nous ne nous disputons jamais au sujet de la religion, parce que c'est un sujet qui regarde chaque homme et le Grand Esprit. Frère, nous n'avons aucunement le désir de vous l'enlever; nous voulons simplement jouir de la nôtre »
Sogoyenwatha, chef Seneca, au missionnaire Cram

« Dans la vie indigène, il n'y a qu'un devoir inévitable : celui de la prière, de la reconnaissance quotidienne de l'invisible et de l'éternel. Les dévotions journalières de l'indigène lui sont plus nécessaires que la nourriture du jour. Il se lève au moment où pointe l'aube, chausse ses mocassins et descend au bord de l'eau. Là, il se jette au visage une poignée d'eau claire et froide, ou plonge de tout son corps dans le courant. Après le bain, il se tient droit devant l'aube qui s'avance, face au soleil qui danse à l'horizon et il offre sa prière silencieuse. Sa compagne peut le précéder ou le suivre dans ses dévotions; jamais elle ne les fait avec lui : chaque âme doit rencontrer seule le soleil du matin, la douce terre nouvelle et le Grand Silence. Lorsque, au cours de son aventure quotidienne, le chasseur peau-rouge rencontre une scène d'une grande beauté, il s'arrête un instant dans l'attitude de l'adoration. Il ne sent aucunement le besoin de mettre un jour sur sept à part, comme un jour sacré, puisque pour lui, tous les jours sont de Dieu. L'individu unit à son orgueil une humilité singulière. L'arrogance spirituelle lui est étrangère. Il n'a jamais prétendu que le pouvoir de la parole était une preuve de supériorité vis-à-vis la création muette, au contraire, cela lui paraît un don périlleux. Il croit au silence, signe d'un équilibre parfait. Le silence est l'équilibre absolu du corps, de l'esprit et de l'âme. L'homme qui se contient est toujours calme et inébranlable devant les tempêtes de la vie; pas une feuille ne bouge sur l'arbre, pas une vague sur l'eau, son attitude est l'idéal du sage naturel. Si vous lui demandez: « Qu'est-ce que le silence? » Il vous répondra : « C'est le grand mystère, le saint silence est sa voix ». Si vous lui demandez : « Quels sont les fruits du silence? » il vous répondra : « La maîtrise, le vrai courage, la patience, la dignité et la révérence; le silence est le fondement du caractère ».
Ohiyesa, de la tribu Dakota

– Billet de Jean-Claude St-Louis

samedi 13 février 2016

La cybernétique

« Nous sommes des naufragés sur une planète vouée à la mort. »
Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique

La cybernétique fournit l’une des principales clés permettant de comprendre la nature des mutations technologiques et culturelles en cours puisqu'elle a joué un rôle de premier plan dans la constitution d’un « paradigme informationnel » qui a germé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, nous sommes entrés dans « un monde sans frontières, tout entier voué à la communication et à l’échange d’informations (...). Un monde rendu plus rationnel par le contrôle et la gestion informationnels. Un monde peuplé d’êtres hybrides tels ces machines intelligentes, ces robots et cyborgs dont les médias annoncent chaque jour les nouveaux exploits. »

En niant l’héritage humaniste tout en promulguant une logique de désubjectivation, la cybernétique a ouvert une brèche profonde au cœur du principe d’humanité. Elle a rejeté les notions d’« autonomie subjective » et d’« intériorité subjective », présumant que « nous n’avons aucune expérience interne de la personnalité des autres ». La transformation radicale de la figure du sujet humain s'est opérée par la transformation de son rapport à la machine. En mettant l’accent sur les messages et les codes, la cybernétique en est venue à annuler les lignes de démarcation entre homme, ordinateur et environnement. Par l’extension de la notion de comportement, elle inclut la machine dans la catégorie universelle d’« être comportemental ». Cette conception a mené à une « ontologisation » de la machine.

- Céline Lafontaine, La société postmortelle : la mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, Paris : Éditions du Seuil, 2008 (résumé et extraits)

Le brillant essai de Céline Lafontaine permet de saisir tous les bouleversements qui affectent les sociétés modernes, dont la logique de désubjectivation et la négation de l’héritage humaniste. Comme le dit l’auteur, lorsque l’on prend conscience du lien traditionnellement établi en Occident entre la mémoire et la subjectivité, on se rend compte de l’ampleur du retournement philosophique induit par la cybernétique.

À lire aussi : Ronan Le Roux, "Cybernétique et société au XXIe siècle", Archive ouverte HAL, janvier 2014

vendredi 5 février 2016

Le responsable des ressources humaines (Avraham B. Yehoshua)

Une femme meurt dans un attentat terroriste. En soi, cela n’a rien d’inhabituel à Jérusalem. Sauf que, dans ce cas, personne ne vient réclamer le corps. Sur elle, on a retrouvé une fiche de paie permettant de l’identifier : Julia Ragaïev, quarante-huit ans, employée d’entretien dans une boulangerie industrielle de la ville. Au bout d’une semaine, le corps n’est toujours pas réclamé. Un employé de la morgue en informe un journaliste de petite envergure qui décide d’écrire un article sur un sujet haut en couleur en ces temps d’instabilité : le manque d’humanité d’une entreprise qui ne prend même pas la peine de s’inquiéter de l’absence d’une de ses employés. Le PDG de la boulangerie, un homme vieillissant qui souhaite retrouver la paix intérieure avant de tirer sa référence, convoque le responsable des ressources humaines et le charge de faire toute la lumière sur cette affaire.

C’est ainsi que les fils se tendent pour favoriser le décollage d’une histoire enlevante qui débute à Jérusalem pour se poursuivre dans une ex-république du bloc soviétique pour enfin revenir à Jérusalem. Une histoire qui tourne essentiellement autour de la quête du responsable des ressources humaines qui, agacé par le journaliste tout en autant que troublé par le destin tragique de cette femme, en fait une affaire personnelle.

Le roman est structuré en trois parties, une « passion en trois actes » comme l’indique l’auteur en sous-titre de son œuvre. Rien de très passionnel, pourtant, dans ce roman qui combine enquête policière, réflexion métaphysique et chronique sociale. Le héros, un homme de quarante ans, divorcé et père d’une fille adolescente, est incarné tout entier par une fonction, celle de responsable des ressources humaines ou de DRH. C’est à ce point que, nulle part dans le roman, l’auteur lui attribue un nom, une identité, si ce n’est celui d’un homme perturbé par l’hostilité des femmes : son ex-femme, d’abord, qui lui prend tout le pognon qu’elle peut lui prendre ; sa mère, ensuite, qui est mécontente de voir revenir son fils à la maison et qui l’accuse d’avoir laissé détruire sa famille ; sa fille, enfin, qui en a marre des disputes continuelles de ses parents.

C’est dans ce contexte que le DRH s’investit dans cette mission qui consiste à offrir une sépulture décente à cette femme dont la beauté « tatare » a quelque chose de mythique. L’enquête débute à la boulangerie, se poursuit dans le pays d’origine de Julia Ragaïev et se termine à Jérusalem où revient le DRH, après avoir trimbalé un cercueil pendant trois jours, pour enterrer cette femme, accompagné de son fils adolescent et de sa grand-mère. Au terme de sa mission, le PDG de l’entreprise s’indigne du peu de sens de toute cette affaire. Et c’est par cette réponse du responsable des ressources humaines que l’histoire se termine, sur une note teintée d’optimisme : « Le sens, monsieur, c’est à nous de le trouver. Et moi, comme toujours, je vous aiderai ».

J’ai profondément aimé ce roman qui, dans un style fort original, aborde une question tragique tout en ne négligeant pas la dimension personnelle et, par conséquent, universelle, de l’humain. Certes, le Proche-Orient doit composer avec un quotidien où la mort est parfois au bout de la rue. Mais cela n’occulte pas la difficulté de vivre du héros qui, attentat terroriste ou pas, s’interroge sur son destin. J’ai beaucoup aimé ce roman parce que l’auteur, malgré toute la lourdeur du monde, raconte des événements qui, avec un humour subtil mais constant, sait les mettre à notre portée. Ce qu’il faut retenir de ce roman, ce n’est pas nécessairement le culte mythique de Jérusalem, ville ouverte qui appartient à tous ceux qui se l’approprient (référence évidente au fils et à la mère de Julia Ragaïev qui reviennent y vivre à la fin du roman), mais plutôt cette rupture du quotidien personnalisée par cette quête au bout de laquelle le héros retrouve l’amour de sa fille et le respect de son ex-femme. Cela rappelle à tous ceux qui l’ignorent encore que c’est dans la mobilité que se manifeste l’humain en nous, car elle seule favorise le retour à soi si nécessaire au tournant de la vie.

Avraham B. Yeoshua est né à Jérusalem en 1936 dans une famille séfarade. Il est notamment l’auteur de L’Amant (1979), Un divorce tardif (1983), L’Année des cinq saisons (1990), Shiva (1995) et Voyage vers l’an mil (1998). Il vient de faire paraître La Mariée libérée (2005) aux éditions Calmann-Lévy.

Yehoshua, Avraham B., Le responsable des ressources humaines ; traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Paris : Calmann-Lévy, 2004.

– Compte rendu de Daniel Ducharme