mercredi 17 novembre 2010

Une enfance laconique (Santiago H. Amigorena)

En juillet dernier, je me suis rendu à la Grande Bibliothèque pour y chercher Ma dernière mémoire, un des derniers textes qu’a écrit Raymond Abellio avant de mourir, un auteur dont j’ai lu toute l’oeuvre romanesque au début des années 1980. En arrivant sur les lieux, j’ai constaté avec stupéfaction que les trois volumes de Ma dernière mémoire, qui pourtant figurait bien au catalogue de la bibliothèque, venaient d’être empruntés. En farfouillant sur les rayons, à droite de l’emplacement vide où devaient se trouver cet ouvrage, je suis tombé sur l’autobiographie d’un certain Amigorena intitulée Une enfance laconique, laquelle débute par cette simple phrase: « Le retour est un instant toujours lointain ». Séduit, je me suis rapidement saisi de ce livre avant qu’un autre hurluberlu ne l’emprunte. Les risques étaient minimes, sans doute, car cet auteur s’avère totalement inconnu, mais on ne sait jamais…

Outre une introduction fort succincte, Une enfance laconique compte deux parties. La première – Le premier cauchemar – s’étend sur une bonne centaine de pages qu’aucun chapitre ne découpe alors que la deuxième – La première lettre –, pourtant plus courte que la première, est structurée en trente-huit petits chapitres. Cette structure dichotomique donne déjà une bonne indication sur la construction du récit – atypique, non linéaire – qu’on s’apprête à lire. Mais là ne s’arrête pas la singularité de ce livre qui raconte «la vie d’un écrivain qui ne voulut jamais écrire, de la première à la dernière syllabe». Si Santiago H. Amigorena n’a jamais voulu écrire, c’est que l’écriture s’est présentée à lui comme l’unique moyen d’entrer en communication avec le monde. Pourquoi cela? Tout simplement parce qu’il est muet, ou du moins parce qu’il ne parle pas, s’enfonçant dans le mutisme depuis sa petite enfance, un mutisme dont personne n’a réussi à l’en faire sortir au cours des premières années de sa vie qu’il vécut à Buenos Aires (Argentine), puis à Montevideo (Uruguay) à partir de l’âge de six ans.

En fait, tout le récit que fait Amigorena de son enfance tourne autour de deux événements somme toute mineurs, événements qui correspondent aux deux parties de son autobiographie. Le premier cauchemar s’avère en quelque sorte le prétexte à une réflexion sur la mémoire, le souvenir et l’oubli. Si je qualifie cet événement de mineur, c’est que, tout en souvenant avoir fait ce cauchemar, l’auteur est bien incapable de l’évoquer avec précision. Comme il l’écrit lui-même: « Un souvenir émergeant des flots opaques de l’oubli est toujours devenu dans ma vie, ma lointaine vie, une pelletée de terre de plus extraite de l’abîme qui me sépare déjà du monde » (p. 103). Mais oublions ce premier cauchemar assez typique des cauchemars d’abandon nocturne que font de nombreux enfants de par le monde, cauchemars qui témoignent d’ailleurs assez bien de la volonté autobiographique dont la difficulté suprême consiste à dire pour la première fois ce qui cependant a été déjà dit des milliers de fois, «répétant inlassablement ce qui pourtant n’a jamais été dit » (p. 69). Oublions, donc, ce cauchemar pour nous concentrer sur l’inessentiel, sur l’accessoire qui, dans ce livre, atteint véritablement le sommet de la virtuosité littéraire quand Santiago Horacio (Saint-Jacques Horace, en français) raconte les origines de sa famille issue de deux lignées distinctes: la maternelle, juive polonaise, et la paternelle, catholique espagnole dont les aïeux n’ont cependant pas hésité à se «marier» avec des nombreuses autochtones du sud de l’Argentine. Dans la première partie de cette autobiographie, le récit des origines de l’auteur constitue une longue digression digne des écrits épiques de Gabriel Garcia Marquez et qui atténue, en fin de compte, la portée symbolique de ce premier cauchemar. Quant à la deuxième partie – La première lettre –, elle compte des textes plus courts, plus incisifs aussi, qui racontent la découverte des mots et, en quelque sorte, de l’écriture, laquelle se manifeste par une simple lettre que l’auteur rédige à l’intention de sa tante, émigrée en Angleterre.

Le retour de mémoire, dont il est question dès la première phrase de ce livre, s’effectue à Paris alors qu’Amigorena vient tout juste d’avoir trente ans et qu’il reprend l’écriture après quatre ans d’interruption. C’est de là qu’il écrit maintenant, donc, et c’est en français qu’il le fait, sa langue d’adoption. C’est sans doute ce qui explique que son livre soit rangé sous « autobiographies littéraires françaises », juste à côté des mémoires de Raymond Abellio. C’est tout ce que je sais du maintenant de cet auteur et, pour en savoir davantage, il faudra lire la suite de cette étrange autobiographie dont je recommande la lecture à tous ceux qui, comme moi, parfois, estiment que « le langage est l’ombre du silence ».

Santiago H. Amigorena est né à Buenos Aires en 1962. Après Une enfance laconique, il a fait paraître une suite de deux ouvrages à cette autobiographie – Une jeunesse aphone (2000) et Une adolescence taciturne –, tous deux publiés chez P.O.L. La notice biographique qui lui consacre cet éditeur nous apprend qu’il a rédigé une trentaine de scénarios de film. Pour le reste, son éditeur brouille plutôt les cartes quant au parcours de cet écrivain hors normes.

Amigorena, Santiago H. Une enfance laconique. Paris, P.O.L., 1998.

– Compte rendu de Daniel Ducharme